Des organisations juridiques et de défense des droits humains mettent en garde les acteurs « humanitaires » privés à Gaza contre le risque de voir leur responsabilité juridique engagée pour complicité dans des violations graves du droit international
Nous, organisations juridiques et de défense des droits humains soussignées, sommes extrêmement préoccupées par le remplacement récent des agences impartiales des Nations Unies (« ONU ») et d’organisations humanitaires bien établies par la Gaza Humanitarian Foundation (« GHF »), laquelle travaille en collaboration avec le gouvernement israélien et des entreprises militaires et de sécurité privées américaines (« EMSP ») dans la bande de Gaza occupée actuellement ravagée par la famine. Ce nouveau modèle de distribution d’aide, privatisée et militarisée, constitue une rupture radicale et dangereuse avec les opérations internationales d’aide humanitaire[1] et qui, comme nous l’avons constaté au cours des trois semaines d’opérations de la GHF à Gaza, s’avère être un modèle déshumanisant, régulièrement meurtrier et contribuant au déplacement forcé de la population même qu’il prétend aider.
Nous demandons à la GHF et à toutes les organisations et personnes qui ont contribué ou contribuent au travail de la GHF[2], ainsi qu’aux sous-traitants militaires privés des centres de distribution, notamment Safe Reach Solutions (« SRS ») et UG Solutions, de cesser leurs activités, faute de quoi ces organisations et leurs dirigeant·es, représentant·es et agents s’exposent à un risque accru de responsabilité[3] pénale et civile pour complicité dans des crimes de droit international, notamment des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou des génocides, en violation du droit international, du droit américain et d’autres lois nationales pertinentes en vertu du principe de la compétence universelle[4]. Nous demandons également à ces entités privées de faire pression et de soutenir activement le rétablissement immédiat de l’acheminement de l’aide par l’intermédiaire des Nations Unies, y compris l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), les groupes humanitaires internationaux bien établis et les organisations d’aide palestiniennes bien établies.
Après que les autorités israéliennes ont interdit la distribution d’aide humanitaire par l’UNRWA et d’autres acteurs reconnus à environ 2,1 millions de Palestinien·ne·s affamé·e·s à Gaza, elles ont – apparemment avec le soutien des États-Unis – promu la création de la GHF comme moyen de supplanter l’architecture d’aide humanitaire gérée par l’ONU en place sur le territoire depuis plus de soixante-dix ans [5]. L’approche de la GHF, qui consiste à déployer des sous-traitant·e·s armé·e·s de SRS et d’UG Solutions pour assurer la logistique et la sécurité de son système privatisé d’acheminement de l’aide, a été qualifiée par l’ONU de « mécanisme de distribution militarisé de distribution alimentaire .»[6] Pour maximiser les profits, ces EMSP ont recruté à la hâte des sous-traitant·es très bien payé·es – dont beaucoup n’ont pas été adéquatement contrôlé·es ou formé·es – pour les déployer immédiatement à Gaza [7] , un processus facilité par Israël qui continue dans le même temps à bloquer l’aide et le personnel de l’ONU. Dans le cadre de ce projet, les Palestinien·nes doivent trouver un moyen de se rendre à l’un des quatre « centres de distribution », alors que l’UNRWA et d’autres agences fournissaient auparavant l’aide grâce à environ 400 points de distribution répartis dans toute la bande de Gaza. À leur arrivée sur le site exigu et clôturé, les Palestinien·nes doivent se soumettre à un contrôle d’identité avant de recevoir des rations alimentaires. Les plans antérieurs de la GHF ont révélé l’intention de loger des dizaines de milliers de Palestinien·nes dans des complexes surveillés [8], ce qui s’accorde avec plan d’Israël visant à laisser entrer une quantité insuffisante de nourriture dans la bande de Gaza afin de faciliter la poursuite du plan militaire général à Gaza[9]. Le recours régulier à la force létale contre les Palestinien·nes venu·es chercher de l’aide, que ce soit par l’armée israélienne ou par les sous-traitants, a conduit certain·es à décrire les sites de distribution de la GHF comme des « pièges mortels .» [10] Au cours des trois semaines qui ont suivi le début des opérations de la GHF, des centaines de Palestinien·nes ont été tué·es et des milliers d’autres blessé·es alors qu’iels venaient chercher de la nourriture aux sites de la GHF.
Le modèle militarisé de la GHF, associé à son étroite collaboration avec les autorités israéliennes, porte atteinte aux principes humanitaires fondamentaux d’humanité, de neutralité, d’impartialité et d’indépendance. Comme l’a dit si succinctement Médecins Sans Frontières (« MSF »), « l’aide humanitaire est en train d’être militarisée.»[11] Ce modèle opaque, à but lucratif, manque également de transparence et de responsabilité. Les plans opérationnels, les flux de financement et les structures de prise de décision de la GHF ne sont pas divulgués, et il n’y a que peu ou pas de contrôle humanitaire indépendant. Par conséquent, l’initiative ne respecte pas les normes de transparence, d’impartialité et de responsabilité qui régissent l’aide humanitaire en vertu du droit international.
Les opérations de la GHF, et celles des EMSP qui travaillent avec elle, peuvent constituer ou faciliter de graves violations du droit international humanitaire, des droits humains et du droit pénal. En obligeant les Palestinien·es affamé·es et épuisé·es à parcourir de longues distances à pied dans des zones militarisées, ou en les forçant de fait à se déplacer pour obtenir de la nourriture et de l’aide dans le cadre d’un système supervisé par les forces israéliennes et des entreprises militaires privées américaines, le projet crée un risque immédiat de déplacement forcé qui peut constituer une violation de l’interdiction du déplacement forcé de civils. En instrumentalisant l’aide humanitaire à des fins politiques ou militaires, le projet risque de rendre ses participant·es complices de punitions collectives, de l’utilisation de la famine des civils et d’autres actes interdits par le droit international coutumier, les conventions de Genève, le statut de Rome de la Cour pénale internationale et la convention sur le génocide.
Les personnes physiques et morales impliquées dans la planification, le financement ou l’exécution du projet de la GHF peuvent voir leur responsabilité pénale engagée, y compris en vertu des lois sur la compétence universelle, pour avoir aidé et encouragé des crimes de guerre tels que le déplacement forcé de civils, la famine comme méthode de guerre et le refus d’accès à de l’aide humanitaire. [12] Nous demandons instamment à toutes les parties concernées (acteurs étatiques, entreprises, donateurs et particuliers) de suspendre immédiatement toute action ou tout soutien facilitant le déplacement forcé de civils, contribuant à la famine ou à d’autres violations graves du droit international, ou sapant les principes fondamentaux du droit international humanitaire. Nous appelons la communauté internationale, la société civile et les professionnel·les de l’humanitaire à rejeter tout modèle qui confie une aide vitale à des acteurs privés et politiquement affiliés et à faire pression pour le rétablissement urgent d’un accès humanitaire indépendant et fondé sur le droit pour tous les civils de Gaza, ainsi que pour l’ouverture immédiate de Gaza et un cessez-le-feu complet.
Al Haq
Al Mezan Center for Human Rights
Australian Centre for International Justice
Center for Constitutional Rights
Center for Justice and Accountability
Centre for Applied Legal Studies
European Center for Constitutional and Human Rights
Global Legal Action Network
Guernica 37 Chambers
International Commission of Jurists
International Federation for Human Rights
Medico International
TRIAL International
Palestinian Center for Human Rights
Women’s Initiatives for Gender Justice
[1] Il s’agit également d’une entorse aux principes reconnus de la coopération internationale conformément à l’article 1(3) de la Charte des Nations Unies
[2] Le Boston Consulting Group (« BCG ») a joué un rôle important dans la création de la GHF.
[3] Voir, par exemple, Malaika Kanaaneh Tapper, US contractor hires obscure Gaza group for aid rollout after local snubs, Financial Times (28 mai 2025), https://www.ft.com/content/9dbbf0cb-cc29-4eba-aa9b-2c7c9dcf46e8; Voir Gerry Shih, et al., Sweeping overhaul of Gaza aid raises questions of morality and workability, Washington Post (24 mai 2025), https://www.washingtonpost.com/world/2025/05/24/gaza-humanitarian-foundation-ghf-aid/.
[4] Chaque crime est interdit par le droit des traités et le droit international coutumier et relève de la compétence universelle. Voir Génocide : Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 9 décembre 1948, S. Exec. Doc. O, 81-1 (1949), 78 U.N.T.S. 277 et en vertu de l’article 6 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (« CPI »), UN Doc. ONU A/CONF.183/9, 17 juillet 1998, 2187 U.N.T.S. 38544, art. 6 (« Statut de la CPI ») ; crimes de guerre : Convention de Genève de 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, 12 août 1949, 6 U.S.T. 3516, 75 U.N.T.S. 287, art. 147 ; Statut de la CPI, art. 8 ; voir également Assemblée générale des Nations unies, Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, 1465 U.N.T.S. 85. Les crimes contre l’humanité sont interdits par le droit international coutumier et par le statut de la CPI (article 7). Le génocide, les crimes de guerre et la torture sont également interdits, par exemple, par les lois pénales américaines. Voir 18 U.S.C. §§ 1091, 2441 et 2340-2340A.
[5] Voir, par exemple, Tom Bateman, Searching for answers about US-backed aid agency in Gaza, BBC (14 juin 2025), https://www.bbc.com/news/articles/c74ne108e4vo; Katherine Wilkens, Is Humanitarian Aid Becoming a Tool to Advance the « Trump Plan » in Gaza ?, Emissary, Carnegie Endowment for International Peace, (12 juin 2025), https://carnegieendowment.org/emissary/2025/06/gaza-ghf-humanitarian-aid-trump-plan?lang=en.
[6] Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (« OCHA »), Humanitarian Situation Update #294/Gaza Strip, (5 juin 2025), https://www.ochaopt.org/content/humanitarian-situation-update-294-gaza-strip.
[7] Exclusive : American Security Contractor Unloads on US-Israeli “Gaza Humanitarian Foundation”, Zeteo (11 juin 2025), https://zeteo.com/p/exclusive-american-security-contractor.
[8] Voir Shih, et al, Sweeping overhaul of Gaza aid raises questions of morality and workability, supra n.3.
[9] Noa Shpigel, « We’re Destroying Gaza » : Netanyahu, Smotrich Rush to Soothe Right’s Fears Over Aid Renewal, Haaretz (19 mai 2025), https://www.haaretz.com/israel-news/2025-05-19/ty-article/.premium/were-destroying-gaza-netanyahu-smotrich-rush-to-soothe-fears-over-aid-renewal/00000196-e7b4-d93f-a3b6-fff77c780000.
[10] UNRWA, UNRWA Commissioner-General on Gaza : aid distribution has become a death trap, (1er juin 2025), https://www.unrwa.org/newsroom/official-statements/unrwa-commissioner-general-gaza-aid-distribution-has-become-death-trap.
[11]Open Letter, « You must act now » : open letter to European leaders on Gaza, MSF, (16 juin 2025), https://www.msf.org/open-letter-european-leaders.
[12] Voir la lettre du Center for Constitutional Rights à la GHF Re : Risk of Legal Liability for Complicity in Serious International Law Violations, 10 juin 2025, https://ccrjustice.org/sites/default/files/attach/2025/06/6_10_2025_Letter%20and%20Exhibits%20to%20GHF.pdf.