L’affaire Sonko : Comment un tribunal suisse a laissé tomber les survivantes de violences sexuelles en Gambie et dans le monde entier
Commentaire publié par les activistes Fatou Baldeh, directrice de l’ONG Women in Liberation & Leadership (WILL) ; Nana-Jo Ndow, fondatrice et directrice exécutive du African Network against Extrajudicial Killings and Enforced Disappearances (ANEKED) ; Sirra Ndow, directrice pays chez ANEKED : Fatoumatta Sandeng, fondatrice & directrice de la Solo Sandeng Foundation ; et Marion Volkmann-Brandau, juriste spécialisée en droits humains. Publié dans le journal gambien The Republic le 28 May 2024. (article en anglais)
Le 15 mai 2024, un tribunal suisse a reconnu Ousman Sonko, ministre de l’intérieur de longue date de la Gambie sous le régime de Yahya Jammeh, coupable de plusieurs chefs d’accusation d’homicide volontaire, de torture et de séquestration commis dans le cadre d’une « attaque systématique contre la population civile » du pays. Il est le plus haut fonctionnaire étranger jamais condamné par un tribunal européen.
Si la condamnation de Sonko marque une nouvelle étape dans la quête de justice pour les victimes de violations des droits humains en Gambie et dans le monde, elle est également décevante pour les organisations et les personnes qui travaillent en étroite collaboration avec les victimes de violences sexuelles et sexistes. En effet, alors que Binta Jamba a courageusement témoigné qu’Ousman Sonko l’avait violée et torturée pendant des années, après avoir assassiné son mari, les poursuites ont été abandonnées parce que le tribunal a considéré qu’il s’agissait d’un « crime individuel », qui ne relevait pas de sa compétence.
Cette décision ignore et déforme la cruelle réalité vécue par les femmes et les jeunes filles pendant les 22 années du régime Jammeh : loin d’être une affaire privée, les violences sexuelles commises par des agents de l’État étaient une entreprise criminelle utilisant les ressources et les moyens de l’État mis à leur disposition. Nous sommes donc alarmées par le fait que le tribunal n’ait pas statué sur l’accusation de viol, bien qu’il ait été aussi systématique que les autres crimes dont Sonko a été reconnu coupable.
Depuis la négligence historique de la violence sexuelle et sexiste lors des procès de Nuremberg et de Tokyo, des progrès significatifs ont été réalisés tant dans les statuts que dans la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux concernant ces crimes. Pourtant, à maintes reprises, les tribunaux nationaux appliquant le principe de la compétence universelle, ainsi que les tribunaux internationaux, ont décontextualisé la violence sexuelle par rapport au schéma de violence plus large. Il existe une tendance à considérer le viol comme « isolé », souvent parce que les acteurs de la justice l’interprètent à tort comme un crime privé ou opportuniste (« sexe sans consentement »), alors qu’il s’agit en fait d’un outil utilisé par les régimes répressifs au même titre que la torture et les meurtres.
La torture, le viol et l’exploitation sexuels étaient des caractéristiques communes du régime Jammeh et ont été perpétrés par de nombreux hommes de haut rang, y compris le président lui-même. Plusieurs survivantes et témoins qui se sont exprimés devant la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) ont raconté en détail comment des agents de l’État, agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles, ont agressé sexuellement des femmes à de nombreuses reprises. Par exemple, les violences sexuelles en détention étaient courantes dès 1995 et touchaient aussi bien les femmes que les hommes. Ce que ces témoignages ont révélé n’est certainement que la partie émergée d’un horrible iceberg.
Au cours de ses deux années d’existence, la TRRC a entendu d’éminents partisans de l’ancien régime et les a confrontés à de nombreuses allégations formulées à leur encontre. Cependant, ils n’ont jamais été interrogés sur leur implication dans les violences sexuelles et sexistes. En fait, pas une seule fois des témoins du secteur de la sécurité n’ont été interrogés publiquement sur leur connaissance ou leur participation à de tels crimes.
Et ni la TRRC ni le tribunal suisse ne semblent avoir enquêté sur ce qui pourrait bien être un modèle de séquestration et de viol de la part d’Ousman Sonko. Lorsque Binta Jamba a témoigné de son calvaire devant la Commission vérité, réconciliation et réparations, elle a mentionné qu’à deux reprises, elle avait été séquestrée dans une maison où elle avait été violée et battue par Sonko. Le soldat qui l’a libérée de la pièce lui a dit que son « patron avait amené plusieurs autres femmes ici ». Qui sont ces autres femmes ? Et Sonko aurait-il pu les faire garder par un soldat s’il n’était pas en position de force ?
Les violences sexuelles commises par des fonctionnaires ne sont pas une « affaire privée ». Si les mécanismes de justice transitionnelle, tels que les commissions de vérité et les tribunaux, ne parviennent pas à enquêter de manière adéquate sur les violences sexuelles et sexistes, rien ne changera pour les nombreuses survivantes et les auteurs continueront à jouir de l’impunité qu’ils chérissent.
Alors que la Gambie est en train de mettre en place un tribunal hybride pour poursuivre les nombreux crimes commis sous le régime de Jammeh, nous appelons les juridictions nationales et internationales à écrire l’histoire en enquêtant et en poursuivant pleinement et honnêtement les violences sexuelles et sexistes à tous les niveaux. Ce n’est qu’à cette condition que les survivantes auront le sentiment que justice a été rendue, pour toutes et tous.
Cet article a été publié dans le journal gambien The Republic le 28 mai 2024. (en anglais)