Affaire Sonko : bien que la condamnation soit historique, c’est une opportunité manquée pour reconnaître les violences sexuelles comme arme de répression

24.05.2024 ( Modifié le : 05.06.2024 )

La condamnation en Suisse de l’ancien ministre de l’Intérieur gambien Ousman Sonko pour crimes contre l’humanité, le 15 mai 2024, est historique à bien des égards. Cependant, la décision du Tribunal pénal fédéral suisse (TPF) de rejeter toutes les accusations de violences sexuelles, jette une ombre sur ce verdict phare. Ousman Sonko a été reconnu coupable de trois meurtres, de multiples actes de torture, de privation illégale de liberté dans des conditions assimilables à la torture – tous commis entre 2000 et 2016 pendant la dictature de Yahya Jammeh. En revanche, le tribunal suisse n’a pas retenu la responsabilité d’Ousman Sonko pour de multiples viols commis au début des années 2000 et en 2006. Tout en confirmant qu’ils avaient eu lieu, le tribunal a jugé que l’une des deux survivantes des viols ne pouvait pas être considérée comme faisant partie de la population civile attaquée et qu’il s’agissait d’actes individuels commis en dehors de l’attaque systématique contre la population. Il n’était donc pas compétent pour les poursuivre.

TRIAL International estime que le raisonnement du TPF reflète un manque de compréhension du contexte de plus de deux décennies de répression en Gambie, en particulier en ce qui concerne les violences sexuelles. Le régime de Yahya Jammeh se caractérisait par une violence généralisée fondée sur le genre, rendue possible par une politique bien conçue de protection, de normalisation et d’impunité des hauts fonctionnaires, dont Ousman Sonko. Bien qu’il existe une culture du silence autour de tels actes en Gambie et que, par conséquent, peu de victimes se manifestent par crainte d’être stigmatisées et de subir des représailles, les victimes dans cette affaire sont des exemples emblématiques, et en aucun cas des incidents isolés, de ce système sophistiqué dans lequel la violence sexuelle et sexiste a été utilisée comme arme de répression. Comme le souligne le rapport final de la Commission vérité, réconciliation et réparations (en anglais Truth, Reconciliation and Reparations Commission – TRRC)[1], les actes graves et répétés de violence sexuelle ne doivent pas être considérés en dehors du contexte politique du pays à l’époque.

En Gambie, l’Alliance of Victim-Led Organisation (AVLO), la Women’s Association for Victims’ Empowerment (WAVE) et Women in Liberation and Leadership (WILL) réagissent d’une seule voix : « La non-condamnation d’Ousman Sonko est un coup dur et un recul dans la lutte pour la justice pour les victimes et les personnes survivantes de violences sexuelles et sexistes (VSS), ainsi que des acteur·ice·s de la société civile qui travaillent avec elles et eux en Gambie. Dans un contexte où il faut lutter quotidiennement pour que les victimes se manifestent, cette décision les enfoncera encore plus dans l’ombre, où l’impunité prospérera. Malheureusement, cela pourrait également avoir un impact sur les processus de responsabilisation que nous préparons en Gambie. »[2]

En effet, le rejet de ces accusations n’est pas seulement un manquement à l’obligation de rendre justice aux deux plaignantes concernées, c’est aussi un manquement à l’obligation de reconnaître l’utilisation systémique de la violence sexuelle comme outil d’oppression. La décision du TPF renforce le dangereux discours selon lequel les violences sexuelles sont une affaire privée et qu’elles n’entrent pas dans le champ d’application du droit pénal international en termes de quête de justice. Le 15 mai 20204, le tribunal a manqué une occasion cruciale de surmonter les préjugés patriarcaux qui sont encore présents dans la jurisprudence internationale.

Selon Annina Mullis et Caroline Renold, avocates des deux plaignantes touchées par cette décision, « il s’agit d’un nouvel exemple du mépris général pour la violence sexuelle et sexiste. Au lieu de reconnaître les aspects structurels de la violence généralisée basée sur le genre et sexualisée en Gambie pendant le règne de Yahya Jammeh, le TPF a rejeté toutes les demandes de preuves soumises pour démontrer la nature systématique des VSS dans le pays, tout en considérant que les accusations portées par nos clientes contre l’accusé ne relevaient pas du domaine politique. Nos clientes vont évidemment faire appel de cette décision. »

TRIAL International rappelle que ce problème reste persistant lorsqu’il s’agit de poursuivre des crimes internationaux et que les violences sexuelles et les personnes survivantes de tels actes restent largement invisibles dans les tribunaux, perpétuant ainsi une culture de l’impunité. L’organisation travaille sans relâche pour que justice soit rendue aux victimes et aux personnes survivantes de violences sexuelles, notamment en Bosnie-Herzégovine et en République démocratique du Congo.

L’Organisation reste déterminée à lutter pour que justice soit rendue à tous les personnes survivantes de crimes internationaux, y compris ceux de violences sexuelles, et continuera à soutenir les plaignant·e·s dans leur quête de justice.

[1] Le rapport final de la TRRC de 2021, tome 10 : « Violences sexuelles et sexistes » peut être téléchargé ici : https://www.moj.gm/downloads

[2] Pour d’autres voix de Gambie, lire : « Sonko case: How a Swiss court failed survivors of sexual violence in The Gambia, and worldwide ».

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