Suisse : Un engagement pour la justice internationale en demi-teinte

02.12.2020

A l’heure où s’ouvre le procès contre Alieu Kosiah à Bellinzone, de nombreuses voix se font entendre saluant l’engagement de la Suisse en faveur de la justice internationale. Mais pour une affaire qui débouche sur un procès, combien d’autres se perdent dans les couloirs des procureurs ? Philip Grant, directeur exécutif de TRIAL International, revient sur les affaires « oubliées » portées par l’organisation qu’il a fondée.

Le procès Koshia, une exception qui confirme la règle ? Tribunal Pénal Fédéral, Bellinzone, Suisse. © CC

« L’ouverture de ce procès est une excellente nouvelle. Cela fait vingt ans qu’il n’y en a pas eu de semblable en Suisse », déclare Philip Grant. Avant de tempérer : « On a récemment entendu dire : ‘Génial que la Suisse en fasse autant’. Je dirais plutôt : ‘Dommage qu’elle en ai fait si peu’ ».

 

« Les ONG attendent maintenant du prochain Procureur général de la Confédération des engagements clairs, suivis d’effets, pour que le procès qui s’annonce ne soit pas l’exception qui confirme la règle. »

 

Depuis la création de TRIAL International en 2003, ce sont en effet plus d’une vingtaine de dossiers portant sur des crimes internationaux qui ont été soumis aux différentes instances cantonales, fédérales, voire même militaires. Et ce pour des crimes qui ont prétendument été commis en Algérie, en Afghanistan, en Bosnie, en Colombie, en Gambie, au Guatemala, en Libye, en RDC, au Sri Lanka, en Syrie ou encore en Tunisie, notamment.

Parmi celles-ci, l’affaire contre l’ancien chef de la police guatémaltèque Erwin Sperisen a eu un retentissement important et donné lieu à une saga judiciaire de près de dix ans, avant d’aboutir à un verdict de culpabilité et une peine de prison de 15 ans. Une autre qui vise l’ancien ministre de l’Intérieur gambien Ousman Sonko est toujours en cours d’instruction par le Ministère public de la Confédération (MPC). Mais pour ces quelques cas qui ont été suivis d’effets, de nombreux autres ont été classés sans suites, ou ne sont traités que très lentement. Quitte à laisser penser, selon plusieurs observateurs, que certains procureurs espèrent peut-être que des suspects aujourd’hui âgés – comme c’est le cas de l’Algérien Khaled Nezzar ou du Syrien Rifaat al-Assad – ne puissent jamais se présenter à un éventuel procès.

 

Retards et classements

La Suisse avait pourtant fait office de pionnière il y a vingt ans, en étant le premier pays à juger (et à condamner) un génocidaire rwandais selon le principe de compétence universelle. Alors comment expliquer l’essoufflement apparent des procureurs helvétiques ? Le MPC, qui depuis une réforme législative en 2011 traite l’essentiel de ces dossiers, n’est bien entendu pas seul responsable de l’échec ou du rythme de sénateur de certaines procédures. « Parfois, ce sont des fuites qui permettent à un suspect de se soustraire aux poursuites », se souvient Philip Grant. Pour exemple, le cas de cet ancien ministre algérien, attendu à un événement public à Fribourg. TRIAL International avait constitué un solide dossier contre lui et avait aidé une victime de torture à déposer plainte contre lui. Mais alors que la justice fribourgeoise s’apprêtait à l’entendre à son arrivée dans le canton, l’intéressé avait tourné talon et pris la poudre d’escampette peu après son arrivée à l’aéroport de Genève, manifestement informé des poursuites contre lui.

Dans d’autres cas, le peu d’empressement des autorités de poursuite a pu se manifester par des raisonnements rocambolesques, comme dans cette affaire contre un suspect somalien, rejetée notamment parce que les ONG actives dans la défense des droits humains, « par exemple Amnesty International, […] n’ont jamais jugé pertinent de saisir le Ministère public de la Confédération ». Ou par des faux-fuyants mystérieux, comme dans l’affaire Rifaat al-Assad, où il aura fallu un recours en urgence au Tribunal pénal fédéral pour forcer le procureur en charge du dossier qui rechignait à se déplacer à Genève, à se rendre dans l’hôtel de luxe pour procéder à l’audition du prévenu. Une manière de trainer les pieds qui désole les ONG et laisse pantois de nombreux procureurs étrangers, qui ne demanderaient pas mieux que de pouvoir travailler sur des affaires d’une telle importance.

 

La société civile à la rescousse des procureurs

Le rôle des ONG dans la poursuite des auteurs de crimes internationaux est pourtant fondamental. C’est ce que s’efforce de faire TRIAL International, mais aussi Civitas Maxima, sans qui le procès qui s’ouvre en Suisse n’aurait certainement jamais eu lieu. Grâce au travail de ces organisations, les Etats, dont la Suisse, sont régulièrement rappelés à leurs obligations. En parallèle aux mécanismes de la justice internationale tels que la Cour pénale internationale, les Etats sont en effet dans l’obligation de poursuivre les auteurs de crimes internationaux selon le principe de compétence universelle. Mais les procureurs qui ont la volonté d’agir n’ont pas les moyens de surveiller les allées et venues de potentiels criminels. C’est là que les ONG interviennent, en les saisissant d’une affaire sur laquelle elles ont enquêté.

Mais le MPC, tout comme certains organismes de poursuite similaires dans d’autres pays, n’a pas des ressources illimitées. Bien au contraire, ceux-ci ont plutôt tendance à être revus à la baisse. « Il est indispensable que le MPC soit doté de moyens suffisants pour qu’il puisse mener à bien cette part de son mandat », rappelle Philip Grant.

« Or il s’agit-là d’une décision politique, et il semble que la volonté de la Suisse fasse parfois défaut de ce côté. Les ONG attendent maintenant du prochain Procureur général de la Confédération des engagements clairs, suivis d’effets, pour que le procès qui s’annonce ne soit pas l’exception qui confirme la règle. »

 

 

 

 

 

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