RDC: « Je dépose plainte à la mémoire de mon époux: Pascal Kabungulu »

26.05.2016 ( Modifié le : 01.03.2017 )

Introduction

Déborah Kitumaini Kasiba est la veuve d’un éminent défenseur des droits humains, assassiné en République démocratique du Congo (RDC), il y a 10 ans. Elle a tout perdu : son mari, ses biens, son pays. Depuis, elle vit au Canada avec ses six enfants. Si elle n’a pas toujours eu la vie facile, Déborah n’en laisse rien paraître. Âgée de 56 ans, elle déborde de vivacité et de courage.

Dix ans après la mort de Pascal Kabungulu, et après des années de procédures judiciaires infructueuses en RDC, la famille a décidé de déposer plainte auprès des Nations unies, avec le soutien de deux ONG : Le Centre Canadien pour la Justice Internationale et TRIAL. Avant de déposer sa plainte, elle nous a confié son histoire.

« Un homme courageux, fier, drôle et tendre »



Déborah, pourriez-vous nous dire qui était Pascal Kabungulu ?

Mon mari, Pascal Kabungulu, était journaliste et Secrétaire exécutif au sein de l’ONG congolaise Héritiers de la Justice, qui lutte en faveur des droits humains et pour la promotion de la paix dans la région du Sud-Kivu. Pascal était un homme engagé qui, dans le cadre de son travail, a dénoncé beaucoup d’abus et de crimes commis en RDC.

En juillet 2005, il a été assassiné, sous mes yeux et ceux de mes enfants. Nous avons toutes les raisons de croire que ceux qui l’ont assassiné voulaient le faire taire.

Pascal était un époux et un père exceptionnel. Il a été l’Amour de ma vie. C’était un homme courageux, fier, drôle et tendre aussi, qui s’est montré capable d’un amour et d’une générosité sans limite pour les siens. Cela fait dix ans qu’il nous a quitté et il n’y a pas un jour qui passe sans que nous ne pensions à lui !

Selon vous, pourquoi fallait-il faire taire votre mari ?

Pascal avait dénoncé plusieurs affaires dans lesquelles trempaient des dirigeants de la région de Mwenga, au Sud Kivu… des magouilles, notamment en lien avec les mines d’or. Héritiers de la Justice avait réunit de nombreux témoignages sur ces affaires.

Les hommes dénoncés n’ont pas apprécié et ont voulu le faire taire. Ils l’ont menacé avant de l’assassiner. En s’en prenant à Pascal – figure très populaire – ils ont également envoyé un message et une menace d’une portée plus large aux autres défenseurs ainsi qu’à la population.


« Aujourd’hui, tu vas mourir ! »



Que s’est-il passé exactement la nuit où votre mari a été assassiné ?

Le 31 juillet 2005, mon mari rentrait d’un voyage au Rwanda. Il n’est rentré qu’à 20h30 ce soir là et nous avons passé la soirée en famille. Pascal a passé du temps avec les enfants et nous avons regardé la télévision avant d’aller nous coucher. Au milieu de la nuit, l’un de mes fils s’est mis à crier, et j’ai entendu une voix d’homme menaçante: « Si tu cries encore, je te tue ».

Mon mari est sorti de la chambre à coucher pendant que j’alertais les voisins par la fenêtre. Des hommes en uniforme ont alors attrapé Pascal et lui ont dit : « Kama unakimbiyaka leo utakufa », en d’autres termes : « Tu as réussi à fuir jusqu’à présent, mais aujourd’hui, tu vas mourir ! ». J’ai ensuite entendu des détonations et des bruits de gens qui couraient avant d’apercevoir Pascal, en sang, allongé au milieu du salon. Tandis que mes fils forçaient la porte pour aller chercher de l’aide, je me suis approchée de Pascal et l’ai pris dans mes bras. Il était déjà inconscient.

Des voisins nous ont aidé à transporter Pascal jusqu’au centre médical le plus proche. Mais ses blessures étaient tellement graves qu’il a du être transféré d’urgence à l’hôpital. Les médecins ont constaté son décès peu de temps après notre arrivée.

Et vous, avez-vous aussi subi des pressions ?

Oui, plusieurs, du temps où Pascal était en vie : on frappait à notre porte, mais nous n’avons jamais ouvert jusqu’au jour fatidique. Après sa mort, des hommes en armes et uniforme ont commencé à me rendre visite sur mon lieu de travail, puis à rôder autour de notre domicile alors que j’y étais seule avec les enfants…

La menace devenait chaque jour plus palpable, et les collègues de feu mon mari l’ont prise très au sérieux. Nous avons dû quitter la RDC dans la précipitation, quelques jours à peine après sa mort, en laissant à peu près tout derrière nous.

Et où êtes vous allés en quittant la RDC ?

Nous sommes partis avec une petite valise chacun jusqu’à la frontière avec le Rwanda; moi, en taxi avec mes enfants en bas âge; et mes fils aînés à pied. Comme mon fils Heri portait le nom de Kabungulu, il a été arrêté à la frontière pendant des heures. En voyant son passeport, l’un des gardes lui a dit : « les Kabungulu n’ont pas le droit de sortir du territoire ». Il n’a pu s’en sortir que grâce à l’intervention d’un ami.

Lorsque nous avons enfin passé la frontière rwandaise, nous avons pris un bus jusqu’en Ouganda. Nous avons d’abord logé à l’hôtel à Kampala, jusqu’à ce que les membres d’Héritiers de la Justice mettent gracieusement un appartement à notre disposition. Nous sommes restés en Ouganda pendant près d’un an.

« Nous avons vécu la peur au ventre »



Comment avez-vous vécu cette période ?

Ça a été tellement dur ! On ne parlait pas la langue du pays, mes enfants n’étaient pas scolarisés et nous étions tous extrêmement traumatisés par ce qu’il s’était passé. Nous avions peur que les menaces reprennent : une de nos cousines a dû elle aussi fuir la RDC, mais les menaces ont continué en Ouganda. Ces gens ont le bras long, vous savez !

Nous avons vécu les premiers mois reclus, la peur au ventre. C’est comme si ma vie s’était arrêtée à la frontière… J’étais vraiment mal. Un médecin m’a aidée à m’accrocher à ce qui me restait : mes enfants. Ce sont eux qui m’ont véritablement sauvée.

Après un an en Ouganda, vous êtes partis au Canada…

Oui, le Canada a heureusement accepté notre demande d’asile. Nous sommes vraiment reconnaissants d’avoir pu refaire notre vie ici, malgré le vide et la tristesse laissés par l’absence de Pascal.

Mais je ne vous cacherai pas que les débuts n’ont pas été faciles : je n’avais pas d’amis, pas d’argent, pas de travail et six enfants à charge. Il fallait tout reconstruire.

Grâce aux formations dont j’ai pu ensuite bénéficier, j’ai trouvé un emploi et les choses se sont petit à petit mises en place. Aujourd’hui, tous mes enfants travaillent ou font des études. Plusieurs sont mariés et ont fondé leur propre famille. Voir mes petits-enfants me remplit de joie, même si j’aurais tellement voulu que Pascal puisse les connaître !

Et comment vous sentez-vous aujourd’hui ?

Mon mari nous avait préparés, les enfants et moi, au fait qu’il avait des ennemis et qu’il risquait de mourir. Mais ça n’empêche ni la peur, ni la tristesse et encore moins les symptômes du stress post-traumatique, même si ceux-ci s’estompent un peu avec le temps… Dix ans plus tard, ce drame fait encore partie de notre vie : mon cœur s’accélère toujours à la vue d’un uniforme et nous n’avons pas osé sortir du Canada jusqu’à présent !+

Votre famille semble animée par une forte motivation de contribuer au bien commun. D’où vient cet élan ?

A Bukavu, l’ONG de Pascal avait clairement redonné un sens au mot « justice ». Je crois que mes enfants ont tous hérité de l’état d’esprit de leur père, il a été leur source d’inspiration à ce niveau. Mon fils Heri dit par exemple de lui : « Je lui dois mon caractère et ma force. Il n’a jamais laissé de place à la facilité et nous a toujours encouragé à travailler dur. Les valeurs qu’il m’a transmises sont à jamais gravées dans mon cœur ».

Vous savez, après sa mort, nous avons appris que Pascal apportait une aide financière à de nombreuses familles modestes. Il leur donnait de quoi acheter de la nourriture ou payer les études des enfants. Tout ça, dans la plus grande discrétion et sans jamais se mettre en avant.

Et vous, êtes-vous aussi une activiste des droits humains, Déborah ?

A l’origine, je suis sage-femme. J’ai exercé ce métier durant de nombreuses années, avant de fonder mon propre centre médical à Bukavu, dont j’ai été la directrice, jusqu’au moment de fuir le pays. Mon parcours a changé au moment de l’exil et je cumule aujourd’hui deux emplois pour m’en sortir.

Après la mort de Pascal, j’ai aussi repris en partie son combat. En 2011, j’ai créé avec ma famille la Fondation Pascal Kabungulu qui vient notamment en aide à ceux qui, comme nous, sont les veuves et orphelins de défenseurs des droits humains. Et croyez-moi, ils sont nombreux, car en RDC on te coupe la tête si tu oses dire la vérité ! Nous aidons des personnes en RDC mais aussi celles qui, comme nous, sont réfugiées au Canada, afin que leurs débuts dans ce pays d’accueil se passe au mieux.

« Nombreux sont ceux qui reçoivent encore des menaces de mort »



Le combat mené par votre mari à l’époque est-il différent de celui des défenseurs des droits humains aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a changé ?

Les choses n’ont pas radicalement changé. Mais le combat mené par Pascal a donné de la force à beaucoup de jeunes défenseurs, je crois. La nouvelle génération de défenseurs est extrêmement courageuse, malgré la répression qui sévit toujours en RDC : nombreux sont ceux qui n’hésitent pas à dénoncer les abus, mais nombreux sont ceux qui reçoivent encore des menaces de mort !

Nous sommes restés en contact avec beaucoup d’activistes. Certains appellent d’ailleurs toujours mes enfants « petits frères» et les exhortent à poursuivre le combat de leur père. Je suis si fière de voir que les graines semées par Pascal ont germé!

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La justice doit faire cesser la peur et l’impunité
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Vous avez décidé de porter plainte auprès des Nations unies pour la mort de votre mari. Pourquoi ?

Je suis veuve. Mes enfants sont orphelins. Cela fait dix ans que nous avons dû quitter notre pays pour vivre en exil, en laissant tout derrière nous. Et nous continuons à vivre dans la peur de représailles, tandis que les assassins de Pascal – qui ont pourtant été clairement identifiés – sont libres. Ces hommes nous ont volé l’être que nous aimions et notre vie.

L’arrestation et la condamnation des responsables ne nous rendront pas Pascal, mais nous attendons des Nations unies et de notre pays qu’ils fassent justice, pour au moins nous rendre notre vie. Il faut faire cesser la peur et l’impunité.

Qu’espérez vous pour l’avenir, Déborah ?

Nous voulons que la justice nous ramène la paix. Nous avons désormais la nationalité canadienne et sommes très heureux de vivre dans ce pays, mais nous sommes aussi restés profondément attachés à notre pays d’origine et il nous manque énormément.

Je rêve de retourner en RDC un jour, de revoir tous ceux et celles qui nous sont chers, de respirer l’air de Bukavu et de marcher à nouveau sur notre terre, en sécurité, la tête haute, sachant que les assassins de mon mari ne pourront plus nuire. J’espère que ce jour viendra bientôt !

 

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