La parole aux victimes : Un revers pour la lutte contre l’impunité

17.06.2024 ( Modifié le : 26.06.2024 )

« On m’a fait entrer dans une cellule et on m’a dit : « (…), tu vas parler maintenant ». J ‘ai été attaché sur le brancard, habillé. (…) J’ai subi le supplice du chiffon. Les agents m’ont inséré de force une serpillière sale dans la bouche et m’ont déversé de l’eau sale sur le visage. J’avais l’impression de me noyer. Asphyxié, j’essayais de respirer de l’air et en réalité je respirais de l’eau sale. J’avais l’impression de me noyer. Les agents me disaient que j’allais mourir, me disaient de parler, m’insultaient. Ils me disaient que si je voulais parler, je devais agiter la main et qu’ils arrêteraient. Ils ont versé de l’eau sur mon visage à quatre ou cinq reprises, j’avais l’impression de mourir. »

Plainte pénale de l’une des parties plaignantes dans l’affaire

C’est les termes d’une des victimes algériennes de torture qui ont décidé de porter plainte auprès du procureur suisse contre l’ancien général et ministre de la défense Khaled Nezzar. Son histoire est loin d’être unique, puisque le nombre de morts ou de disparus pendant la guerre civile algérienne, qui a opposé le gouvernement et des groupes islamistes armés entre 1992 et 2002, est estimé à près de 200 000. Ce qui est unique, en revanche, c’est le courage et la détermination des personnes qui ont décidé de se battre pour la vérité et la justice.

Plus de dix ans après l’ouverture d’une enquête par les autorités de poursuite suisse, et six mois avant que son procès devait s’ouvrir, Khaled Nezzar est décédé à l’âge de 86 ans, laissant les demandes de justice des victimes sans réponse.

Bien qu’une seule affaire pénale ne puisse rendre justice à une guerre civile qui a duré dix ans et au cours de laquelle des atrocités ont été commises par toutes les parties, l’affaire Nezzar en Suisse était historique car elle constituait la seule tentative de rendre justice pour les crimes commis au cours de ce qu’on appelle la « décennie noire », qui ont été amnistiés en Algérie.

Le jour où son procès devait s’ouvrir en Suisse, TRIAL International souhaite rendre hommage à la lutte des parties plaignantes et en même temps fournir un compte-rendu de l’affaire Khaled Nezzar.

 

Un acteur central de la guerre civile algérienne

Khaled Nezzar a été ministre de la défense pendant les premières années de la guerre civile algérienne et, entre 1992 et 1993, l’un des cinq membres du Haut comité d’État (HCE). En tant que membre de la junte militaire au pouvoir, il a joué un rôle clé dans le conflit et est longtemps resté une personnalité influente dans son pays.

« En ses qualités de membre du HCS [Haut conseil de sécurité], du HCE, de ministre de la défense nationale de d’homme fort d’Algérie, Khaled Nezzar a orchestré les opérations de répression du mouvement islamiste et encouragé l’utilisation de la violence pour lutter contre ledit mouvement et l’affaiblir en générant ainsi la peur chez ses membres. Qui plus est, il savait que les forces en charge de ladite lutte étaient soupçonnées de commettre de massives et systématiques exactions contre la population civile. […] En vertu des pouvoirs qui lui incombaient de par cette position d’homme central à ladite lutte, il aurait aussi pu et dû mettre un terme aux exactions rapportées, notamment par la société civile, et ainsi empêcher leur survenue, ce qu’il n’a pas fait. »

Acte d’accusation de Khaled Nezzar, 28 août 2023

Suite à une dénonciation pénale de TRIAL International et aux plaintes de deux victimes qui l’accusent d’avoir joué un rôle déterminant dans les atrocités commises pendant la « décennie noire », Khaled Nezzar a été détenu et interrogé pendant deux jours par le Ministère public de la Confédération (MPC) en octobre 2011. Il a été libéré après avoir promis de participer aux procédures ultérieures.

« A la suite d’une dénonciation pénale du 19 octobre 2011 émanant de [TRIAL International], par ordonnance du même jour, le Ministère public de la Confédération, a ouvert une instruction pénale du chef de crimes de guerre […] à l’encontre de Khaled Nezzar […]. Selon la dénonciation, Nezzar aurait joué un rôle crucial dans la commission d’atrocités perpétrées dans le cadre du conflit interne algérien au début des années 1990 alors qu’il était au pouvoir. Il aurait ainsi ordonné, participé et instigué à l’utilisation massive de la torture en Algérie, aux meurtres et disparitions forcées de prétendus opposants, membres ou non des mouvances islamistes. »

Arrêt du Tribunal pénal fédéral (TPF) au sujet du conflit armé en Algérie, 30 mai 2018

Le dépôt de la plainte a été possible grâce au principe de compétence universelle. Selon ce principe, les autorités suisses sont compétentes pour les crimes internationaux commis à l’étranger, à condition, entre autres, que la personne suspecte soit présente dans le pays lorsque les autorités de poursuite commencent leur enquête ou lorsqu’une plainte est déposée. Les allégations initiales ont été confirmées dans l’acte d’accusation déposé par le MPC le 28 août 2023.

« … il est reproché à Khaled Nezzar … d’avoir commis des crimes de guerre… et d’avoir commis des crimes contre l’humanité. Il lui est reproché, en particulier, d’avoir ordonné et coordonné une répression violente contre les membres du Front Islamique du Salut, afin que le soutien à ce parti faiblisse, et d’avoir mis à disposition des hommes, des armes et du matériel divers pour torturer, détenir arbitrairement et traiter cruellement des civils. »

Acte d’accusation de Khaled Nezzar, 28 août 2023

Au total, au cours des presque douze années de procédure, cinq victimes se sont portées parties plaignantes.

 

 

Déboires juridiques et ingérence politique

L’enquête pénale fraîchement ouverte a été suspendue une première fois en 2012, suite à l’argument juridique de M. Nezzar, selon lequel sa position de ministre de la défense à l’époque des faits le protégeait d’une éventuelle poursuite pénale en Suisse. Dans une décision historique, le Tribunal pénal fédéral (TPF) a statué que l’immunité ne pouvait être invoquée pour des crimes d’une nature si grave qu’ils constituent des crimes internationaux.

« […] il serait à la fois contradictoire et vain si, d’un côté, on affirmait vouloir lutter contre ces violations graves aux valeurs fondamentales de l’humanité, et, d’un autre côté, l’on admettait une interprétation large des règles de l’immunité fonctionnelle (ratione materiae) pouvant bénéficier aux anciens potentats ou officiels dont le résultat concret empêcherait, ab initio, toute ouverture d’enquête. S’il en était ainsi, il deviendrait difficile d’admettre qu’une conduite qui lèse les valeurs fondamentales de l’ordre juridique international puisse être protégée par des règles de ce même ordre juridique. Une telle situation serait paradoxale et la politique criminelle voulue par le législateur vouée à rester lettre morte dans la quasi-totalité des cas. Ce n’est pas ce qu’il a voulu. Il en découle qu’en l’espèce le recourant ne saurait se prévaloir d’aucune immunité ratione materiae. »

Arrêt du TPF sur l’immunité de Khaled Nezzar, 25 juillet 2012

Après avoir entendu plus d’une douzaine de témoins et de victimes, ainsi que le suspect, le MPC a de nouveau rejeté l’affaire en 2017. Il a conclu qu’il n’y avait pas de conflit armé en Algérie au moment des faits et qu’on ne pouvait donc pas qualifier les faits de crimes de guerre, excluant ainsi la compétence de la Suisse. Face à de nombreuses preuves indiquant qu’il y avait un conflit armé en Algérie au début des années 1990, les parties civiles ont déposé un recours devant le TPF.

Le TPF a annulé la décision du MPC et a statué le 30 mai 2018 qu’un conflit armé non international avait eu lieu en Algérie au début des années 1990 et que le général Nezzar avait connaissance des innombrables crimes commis sous son commandement. En conséquence, l’affaire a été renvoyée au MPC, qui a repris sa procédure officielle.

« […] Dès lors, même si ces éléments ne font pas état de lignes de front où un combat était engagé et poursuivi, on ne peut conclure pour autant, comme le font les intimés, que les forces de l’ordre se sont bornées à mener durant la période sous examen une succession d’opérations de lutte antiterroriste qui étaient limitées à de brèves escarmouches.

[…] Au cours des années sous examen, les éléments au dossier révèlent des affrontements incessants menés tant par les forces de l’ordre que par leurs opposants.

[…] L’ensemble de la société s’est donc trouvée exposée à une terreur intense et constante. Environ 30’000 personnes ont trouvé la mort entre janvier 1992 et 1994.

[…] Il en résulte que la condition du conflit armé non international en Algérie entre janvier 1992 et janvier 1994 est réalisée. »

Arrêt du TPF du 30 mai 2018

En 2018, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et le rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats ont dénoncé, dans une lettre adressée au gouvernement suisse, l’influence politique exercée sur le MPC dans l’affaire de Khaled Nezzar, ainsi que celle de Rifaat al-Assad. Selon les expert·e·s indépendant·e·s de l’ONU, les pressions politiques ont entraîné des retards considérables dans la procédure, en violation du droit des victimes à un recours et à une réparation.

Même après la communication de l’ONU, l’enquête a continué à traîner et, à la fin de 2021, la procédure judiciaire suisse avait duré plus longtemps que la guerre civile algérienne elle-même.

En février 2022, onze ans après l’ouverture de la procédure officielle, Khaled Nezzar a été entendu pendant trois jours à Berne. Cette dernière audience a marqué la fin de l’enquête, ouvrant la voie à un procès. Malgré les inquiétudes soulevées par TRIAL International, notamment sur la détérioration de l’état de santé du suspect déjà âgé, l’acte d’accusation n’a été publié qu’en 2023.

 

 

La fin d’un combat pour la justice ?

Le 28 août 2023, le MPC a déposé un acte d’accusation contre Khaled Nezzar auprès du TPF, donnant aux parties plaignantes un nouvel espoir de voir enfin l’ancien ministre jugé. Il est accusé d’avoir participé aux crimes de guerre que sont la torture, les traitements inhumains, la détention et la condamnation arbitraires, ainsi que les meurtres en tant que crimes contre l’humanité.

En décembre 2023, les dates du procès ont été notifiées aux parties, qui devait se tenir entre le 17 juin et le 19 juillet 2024. Quelques jours plus tard, le 29 décembre 2023, Khaled Nezzar décède à Alger. Du fait de son décès, la procédure à son encontre sera close conformément à la procédure pénale suisse, laissant à jamais sans réponse les demandes de justice des parties plaignantes. Avec son décès, l’affaire devrait être classée. On ne sait pas encore si le tribunal reconnaîtra que les parties plaignantes ont été victimes d’un déni de justice. Si ce n’est pas le cas, elles feront appel de la décision avec le soutien de leurs avocat·e·s et de TRIAL International.

L’affaire Khaled Nezzar a représenté la première et dernière occasion de voir jugés certains des crimes commis pendant la guerre civile algérienne. La « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » du 27 février 2006 a imposé une amnistie générale pour les crimes internationaux et les violations des droits humains commis pendant le conflit et a privé toutes les victimes de la possibilité d’obtenir vérité et justice dans le pays. Aucune autre affaire n’est connue en dehors de l’Algérie, et le temps qui passe rend illusoire la possibilité d’ouvrir de nouveaux dossiers contre de hauts responsables, dont la plupart ne sont plus en vie. L’affaire suisse était une occasion unique de demander des comptes à l’un des architectes d’une des périodes les plus sombres de l’histoire algérienne.

Le procès contre M. Nezzar a été possible grâce au courage des victimes, au soutien de TRIAL International et au dévouement des avocat·e·s des parties plaignantes. Tout au long de ces années d’enquête, les parties plaignantes ont redoublé de patience et de détermination, résistant aux menaces et aux pressions dont elles ont fait l’objet – à l’exception de l’un d’entre eux, qui a retiré sa plainte en conséquence. Le temps a également eu raison de l’une d’entre elles, qui est décédée avant même que l’acte d’accusation ne soit publié.

Dans un monde où l’impunité est la norme, l’occasion manquée de demander des comptes à Khaled Nezzar pèse lourdement sur les espoirs des victimes et des défenseur·e·s de la justice. Alors que d’autres résultats importants sont obtenus grâce à la compétence universelle, cette affaire devrait servir d’avertissement : pour que la justice prévale, le courage et la détermination des victimes, ainsi que l’implication des ONG, ne suffisent pas – les autorités de poursuite doivent également faire leur part.

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